« Le président turc multiplie les promesses sociales, à quelques mois des élections législatives et présidentielle. Recep Tayyip Erdogan est actuellement crédité d’environ 40 % des intentions de vote au premier tour. Suffisant pour l’emporter, face à la coalition menée par l’opposition ? Selon le politologue turc Ahmet Insel, le contexte économique ne lui est pas favorable » rapporte Chloé Sémat dans Marianne du 4 janvier 2023.
Augmentation du salaire minimum de 50 %, retraite anticipée à 50 ans pour 2,2 millions de personnes, titularisation de quelque 400 000 contractuels de la fonction publique… On peut croire à un regain de générosité de la part du président turc, Recep Tayyip Erdogan. Suffisants à l’approche des élections législatives et présidentielles prévues en juin prochain, et sur la crise économique qui pèse sur le pays ?
Selon les dernières données du gouvernement, la hausse des prix à la consommation a ralenti en décembre pour le second mois consécutif, à 64,3 % sur un an contre 84,4 % en novembre. Le Groupe de recherche sur l’inflation (Enag) un groupe d’économistes indépendants, table quant à lui sur une hausse de 170 %. Selon le politologue et économiste turc Ahmet Insel, professeur émérite de l’université de Galatasaray à Istanbul, les conséquences budgétaires de ces promesses ne seront pas pénalisantes pour le chef de l’État au moment des élections. Au risque de créer des « bombes à retardement » que les vainqueurs devront désamorcer…
Marianne : Comment Erdogan peut-il tenir ce genre de promesses, compte tenu du contexte économique hyperinflationniste ?
Ahmet Insel : L’objectif principal d’Erdogan, c’est de gagner les élections quoi qu’il en coûte, comme dirait Emmanuel Macron. Ces dernières sont très proches : elles devaient avoir lieu en juin, mais vont probablement arriver en mai. Or, l’impact budgétaire de ses promesses, à très court terme, dans les quatre à cinq mois à venir, ne sera pas très lourd. On verra surtout les conséquences dans un an. Dans ce cas, d’ici le scrutin, il peut parfaitement financer les dépenses supplémentaires par des subterfuges budgétaires en jouant sur le différentiel entre les taux d’intérêt qu’il essaie de maintenir très bas et le taux d’inflation qui est très haut. Il peut également obtenir de l’aide via des apports de capitaux extérieurs par ses alliés d’Arabie saoudite, du Qatar, de la Russie…
Comment justifier l’anticipation des élections ? Pourquoi cela pourrait-il être bénéfique à Erdogan ?
Ce n’est pas tout à fait une anticipation. Les élections seraient avancées d’un mois, parce qu’en juin il y a deux dates qui ne conviennent pas pour organiser cette élection présidentielle à deux tours. À la date prévue, le 28 juin, ont lieu les fêtes de l’Aïd-el-Kébir [fête religieuse musulmane]. Deux semaines plus tôt, il y a l’examen d’entrée à toutes les universités de Turquie. C’est la première raison pour reculer la date.
À LIRE AUSSI : Manifestations en Turquie : « Ce n’est pas de la rue que viendra la pression sur Erdogan »
La deuxième, c’est que cela permettra à Erdogan d’éviter une polémique. La Constitution, qu’il a changée en 2017, prévoit que le président de la République ne peut pas être élu plus de deux fois successivement. Or, l’opposition considère qu’il a déjà réalisé deux mandats puisqu’il a été élu au suffrage universel en 2014 puis en 2018. En revanche, si l’élection est anticipée, il aura la possibilité de prolonger d’un mandat supplémentaire. Ainsi, en programmant le scrutin au mois de mai, Erdogan peut présenter le vote comme étant anticipé et se présenter à l’élection.
Comment la population turque a-t-elle réagi à l’annonce de ces mesures ?
La nouvelle la plus significative, c’est celle sur la reconnaissance du droit à la retraite pour ceux qui n’ont pas atteint l’âge légal. C’était une revendication de l’opposition, qu’elle mettait en avant depuis plus d’un an. Par conséquent, cette dernière peut se targuer du fait que le chef d’État reprend ses propositions dès qu’il craint de perdre les élections. Pour rappel, Erdogan s’était fermement opposé à cette possibilité de retraite anticipée, il y a quelques années. Cette annonce aura un impact possiblement favorable pour lui, mais pas autant qu’il l’espérerait à cause de la tactique de l’opposition.
À LIRE AUSSI : Israël, Liban, Turquie : au Proche-Orient, la laïcité… c’est compliqué
Par ailleurs, le taux d’inflation est tellement élevé que les augmentations qu’il préconise, notamment au niveau du salaire minimum, ne seront pas suffisantes pour l’atténuer. De leur côté, les salaires des autres catégories de la population stagnent. Aujourd’hui, les estimations montrent que le salaire minimum a atteint presque 70 % du salaire moyen. Ce qui prouve que ce dernier n’augmente pas. De fait, Erdogan gagne peut-être la sympathie de ceux qui touchent le salaire minimum. En revanche, les autres perdent énormément de pouvoir d’achat. Les voix qu’il gagne d’un côté, il les perd de l’autre. À cause de l’inflation, il y a une perte de confiance des classes moyennes.
Avec cette perte de confiance, quel est l’état actuel de la popularité d’Erdogan ?
Considérant le contexte actuel, avec l’inflation, les tensions avec les voisins, la mise à l’écart par l’Union européenne, on peut dire qu’il tient bon, surtout après vingt ans passés au pouvoir. Erdogan est crédité de 40-42 % des intentions de vote au premier tour. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’actuel président l’emportera au second tour. En réaction, l’opposition, composée de six partis, essaie de s’unir autour d’un seul candidat anti-Erdogan susceptible d’obtenir plus de 50 % des voix dès le premier tour.
Si les partis d’opposition venaient à l’emporter face à Erdogan, quels seraient leurs principaux défis ?
La question se pose : comment peut-on sortir d’une autocratie institutionnalisée par les élections ? C’est un sujet qui concerne les Turcs, mais aussi d’autres pays. En Hongrie, par exemple, les partis d’opposition se sont unifiés lors des dernières élections, et ont présenté un candidat unique. Néanmoins, Viktor Orban a réussi à passer avec 55 % des voix. Une seconde question demeure : si l’opposition l’emporte, quel est le délai pour pouvoir changer et normaliser le régime dans une situation de grave crise économique ?
À LIRE AUSSI : Turquie : Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul, évincé par la justice avant les élections
En cas de victoire, elle va récupérer toutes les bombes économiques à retardement lâchées par Erdogan. L’enjeu, c’est non seulement de gagner les élections mais aussi de réussir à désamorcer toutes ces bombes. Ce ne sera pas facile sachant qu’Erdogan aurait, dans ce scénario, peut-être perdu, mais n’aurait pas été totalement écrasé. Il dispose d’un grand parti et d’une base électorale non négligeable. En France, un président qui se présente pour un second mandat n’obtient pas 40 % des voix par exemple.
Les populations kurdes vont-elles être concernées par ces promesses sociales ? Elles sont, elles aussi, une manne de voix potentielles pour les prochaines élections…
Il n’y a pas de promesses concernant les Kurdes parce que, le MHP, parti d’extrême droite nationaliste allié d’Erdogan, est totalement antikurde. Au contraire, Erdogan a promis d’intervenir militairement en Syrie, et d’éradiquer définitivement le PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Le gouvernement va probablement, via le Conseil constitutionnel, instruire l’interdiction du parti pro-kurde de gauche HDP, dès les mois de février ou de mars. Dans ce cas, les Kurdes seront encore davantage anti-Erdogan. Les partis d’opposition peuvent ainsi jouer sur ce report de voix des Kurdes sur le candidat unique.
D’ailleurs, cette coalition envisage de trouver un candidat compatible avec le vote de cette population. Cela semble être le cas du président du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, sur lequel le débat se focalise. Ce parti, le plus important et le plus ancien de la coalition, est crédité de 24-25 % des voix. Ce candidat aurait pu être Ekrem Imamoglu, actuel maire d’Istanbul, mais ce dernier a été condamné pour « insulte à des responsables ».
Marianne, 4 janvier 2023, Chloé Sémat, Photo/Adem Altan/AFP