« Le pays scandinave, qui abrite une importante communauté kurde, subit les pressions de la Turquie qui réclame des dizaines d’extraditions en échange de l’entrée dans l’alliance atlantique » dit Nelly Didelot dans Libération du 7 janvier 2023.
Quand l’invasion russe de l’Ukraine a débuté en février, la communauté kurde de Suède pouvait difficilement imaginer qu’elle finirait par toucher les siens. Depuis le mois de juin, et le lancement du processus d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, elle est pourtant devenue l’une des victimes collatérales du conflit. Pour accepter l’entrée dans l’Alliance atlantique des deux pays nordiques, la Turquie a réclamé en échange d’importantes concessions sur la question kurde.
Dans le protocole d’accord signé en juin, Stockholm et Helsinki se sont engagés à lever l’embargo officieux sur les armes qui visait la Turquie depuis 2019, à ne pas soutenir les combattants kurdes en Syrie, et à traiter «avec diligence et minutie les demandes d’expulsion et d’extradition vers la Turquie de suspects de terrorisme». Ces demandes visent surtout la Suède, où vivent près de 100 000 Kurdes souvent installés de longue date. Au fil des mois, la liste des personnes réclamées par Ankara s’est allongée. De 33 noms en juin, elle est passée à 45 puis à 73, selon la presse turque proche du pouvoir.
Première expulsion en décembre
Pour le moment, Stockholm n’a procédé qu’à une expulsion, au début du mois de décembre. Mahmut Tat, demandeur d’asile débouté en 2021, a été renvoyé vers la Turquie où l’attend une peine de six ans de prison pour ses liens supposés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste par Ankara. Il a été arrêté dès son arrivée à Istanbul. Son cas n’est pas exceptionnel : d’autres Kurdes déboutés de l’asile et soupçonnés de liens avec le PKK ont déjà été expulsés au cours des années précédentes. Le dernier cas remontait à 2020.
Le nouveau gouvernement suédois, qui gouverne avec le soutien de l’extrême droite, a envoyé plusieurs signaux de bonne volonté à Ankara, en annonçant qu’il modifierait la position traditionnelle de Stockholm à l’égard des groupes kurdes, et en organisant plusieurs voyages officiels en Turquie depuis novembre. Pourtant, le pays refuse toujours de parapher l’adhésion à l’Otan de la Suède (et de la Finlande, en raison de la candidature commune des deux pays). «Il y a un document [le protocole d’accord signé en juin, ndlr], il faut le mettre en œuvre. Nous n’en sommes même pas à mi-chemin, mais au début», a tancé Mevlüt Çavusoglu, le ministre des Affaires étrangères, en décembre.
Une affaire personnelle pour Erdogan
L’un des points de contentieux concerne le cas Bülent Kenes. Cet ancien rédacteur en chef du journal Zaman est accusé d’avoir soutenu la tentative de coup d’Etat de 2016. Le même chef d’accusation a déjà conduit plus de 55 000 personnes en prison en Turquie, dont au moins 150 journalistes. Le président Recep Tayyip Erdogan a fait de son cas une affaire personnelle, en le nommant publiquement en conférence de presse. Malgré la pression, la Cour suprême suédoise a bloqué son extradition en décembre, en évoquant son statut de réfugié politique, l’absence de chef d’inculpation équivalent dans la loi nationale et un «risque de persécution lié à ses opinions politiques».
Pour les Turcs, l’affaire a «empoisonné» le processus d’adhésion. Côté suédois, le gouvernement répète qu’il s’agit d’une décision de justice sur laquelle il n’a pas la main. Pour Paul Levin, directeur de l’Institut des études turques de l’université de Stockholm, la Suède pourrait continuer à expulser des Kurdes vers la Turquie mais ne devrait pas franchir l’étape des extraditions. «Les autorités répètent que les Kurdes de Suède qui ont la nationalité et n’ont pas de liens avec le PKK ne doivent pas s’inquiéter, explique-t-il à l’agence de presse turque Bianet. Mais pour les demandeurs d’asile qui ont été déboutés et qui sont soupçonnés d’être liés au PKK, c’est une autre histoire.»
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Libération, 7 janvier 2023, Nelly Didelot