« Les révélations du quotidien d’opposition « Birgün » interrogent sur l’impunité dont bénéficient les confréries religieuses proches du pouvoir » rapporte Angèle Pierre dans Le Monde du 27 décembre 2022.
Il aura fallu deux ans à la justice turque pour arrêter les principaux suspects dans l’affaire du mariage forcé d’une fillette de 6 ans. Le 15 décembre, la presse publiait les photographies de Yusuf Ziya Gümüsel et de Kadir Istekli, le père et le « mari » de la victime, l’air abattu, descendant des escaliers encadrés par des agents de police.
Une jeune femme connue sous les initiales H. K. G. avait déposé une plainte en 2020. Fille du chef de la fondation Hiranur Vakfi, rattachée à la puissante confrérie religieuse Ismailaga, elle accuse son père de l’avoir mariée religieusement dans son enfance à l’un de ses disciples âgé de 29 ans, au début des années 2000, et explique avoir subi des abus sexuels depuis lors.
Yusuf Ziya Gümüsel et Kadir Istekli auraient pu rester en liberté si le journaliste d’investigation Timur Soykan n’avait pas révélé l’affaire dans les pages du quotidien de gauche Birgün. Les extraits sordides de la déposition révèlent des actes de pédophilie avec l’aval des parents de la victime : « Kadir a caressé mon corps (…). J’ai pleuré et Kadir a dit que nous étions mariés. Il a dit que nous étions mariés comme mes parents l’étaient. Il a dit : “Tu es ma femme, je suis ton mari. Les gens mariés jouent à de tels jeux, mais ce jeu n’est révélé à personne. Ecoute, ton père et ta mère ne le disent à personne”, a-t-il dit. Mon père et ma mère appelaient Kadir “mon gendre” », rapporte l’article de Birgün.
Malgré le signalement d’un médecin soupçonnant le mariage d’une mineure en 2012 et l’ouverture d’une enquête par le parquet, plusieurs irrégularités font patiner l’avancée du dossier. La famille était parvenue à faire passer le test osseux visant à établir l’âge de H.K. G. par une jeune femme plus âgée afin d’éviter des poursuites judiciaires. Le père rejette les accusations de mariage religieux à l’âge de 6 ans, mais des photographies diffusées dans la presse, qui montrent la petite H. K. G. habillée d’une robe blanche, entretiennent le doute.
Résonance politique
« Les hommes politiques qui se rendaient fréquemment dans la secte Ismailaga ont-ils joué un rôle dans cette affaire ? », s’interroge le journaliste. Depuis la publication, le reporter Timur Soykan a été accusé d’insulter l’islam et fait aujourd’hui l’objet de lynchage sur les réseaux sociaux. La première audience du procès a été avancée au 30 janvier 2023. Le mari et les parents de H. K. G., aujourd’hui âgée d’une vingtaine d’années, encourent respectivement soixante-huit et vingt-deux ans d’emprisonnement.
L’affaire aurait été cantonnée aux pages des faits divers si elle n’avait pas de résonance politique. « Où êtes-vous depuis deux ans ? Ceux avec qui vous vous êtes fait photographier [une allusion à des photos montrant côte à côte des hommes politiques et des membres de confrérie] font-ils pression sur vous pour clore cette affaire ? », a lancé Kemal Kiliçdaroglu, le président du Parti républicain du peuple, devant le ministère de la justice, le 12 décembre.
Lire aussi l’enquête : Comment la Turquie est passée en vingt ans du projet de société de l’AKP au pouvoir solitaire d’Erdogan – Le Monde/Nicolas Bourcier
« Ces allégations sont une catastrophe. Il est inadmissible qu’une fillette soit fiancée à 13 ans et mariée à 14 ans [bien qu’illégaux, les mariages de mineures n’ont pas complètement disparu en Turquie]. Des tragédies comme les cas d’abus à des âges encore plus jeunes nous sont intolérables. Le procès concernant cette affaire se tiendra très prochainement et les négligences du passé feront l’objet d’investigation », a déclaré le président Recep Tayyip Erdogan le même jour afin de couper court à toute polémique.
L’opposition dénonce régulièrement une complaisance du pouvoir envers les confréries religieuses. Bien qu’interdites après la fondation de la République turque en 1923, elles entretiennent historiquement des liens forts avec les partis de droite et restent des acteurs politiques influents.
Recep Tayyip Erdogan lui-même ne cache pas ses liens avec certaines d’entre elles. En juin 2022, il s’était personnellement rendu aux obsèques de Mahmut Ustaosmanoglu, chef de la confrérie Ismailaga. L’influence des confréries aurait également été déterminante dans le choix du président turc de reconvertir Sainte-Sophie en mosquée en juillet 2020 et de se retirer en mars 2021 de la convention d’Istanbul, le traité européen de lutte contre les violences faites aux femmes et la violence domestique.
Inquiétude de l’opinion publique
Depuis la mise en place de politiques néolibérales dans les années 1980, certaines missions anciennement assurées par le service public sont de plus en plus confiées aux confréries. C’est le cas notamment de la gestion de résidences étudiantes qui accueillent des enfants et des adolescents issus de milieux modestes. En 2021, le suicide d’Enes Kara, jeune étudiant en médecine contraint de loger dans une résidence universitaire tenue par une confrérie à Elazig, avait horrifié le pays.
« Le pouvoir exprime ouvertement sa volonté de faire émerger des générations de croyants, décrypte le politiste Berk Esen, chargé d’enseignement à l’université Sabanci, à Istanbul. Et l’AKP [le parti islamo-conservateur au pouvoir] a créé des relations gagnant-gagnant avec plusieurs confréries. Il leur distribue des marchés publics, ferme les yeux face à certains délits ou crimes, il intègre des membres des confréries au sein du parti, au sein de la bureaucratie. En échange, le parti obtient un soutien politique fort. » « Ces organisations sont présentées comme des associations de la société civile, mais ce sont en réalité des communautés très fermées au fonctionnement totalement antidémocratique. Le scandale de Hiranur Vakfi n’est que la partie émergée de l’iceberg », assure le chercheur.
Mettant en péril le principe de laïcité, l’entrisme des sectes inquiète l’opinion publique et les cercles kémalistes, l’opposition de gauche fidèle à l’idéologie du fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk.
La présence de communautés religieuses dans les institutions fait également écho à un épisode traumatisant de l’histoire récente du pays : la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, puisque le prédicateur exilé en Pennsylvanie Fethullah Gülen, cerveau présumé du putsch, est le chef d’une confrérie qui a longtemps été proche du pouvoir et dont les membres étaient largement implantés au sein de l’Etat. Les purges qui ont suivi ont vidé certaines institutions étatiques de leur substance, profitant à d’autres confréries. C’est le cas de Süleymancilar au ministère de l’intérieur ou de Menzilciler dans la police et le ministère de la santé, désormais bien présents au sein de l’Etat.
Le Monde, 27 décembre 2022, Angèle Pierre, Photo/Ozan Kose/AFP