En Turquie, Erdogan, le diplomate acrobate, remis en selle par la guerre en Ukraine – Le Monde/Nicolas Bourcier

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« Confronté à une baisse de sa popularité, le président turc tente de raffermir son image en interne et de s’arroger une plus grande visibilité sur la scène internationale. L’invasion russe de l’Ukraine, qu’il a qualifiée d’« illégale », lui a aussi permis de revenir en grâce auprès de ses alliés européens et de l’OTAN » rapporte Nicolas Bourcier dans Le Monde du 6 décembre 2022.

L’un des plus grands talents de l’insaisissable et inusable Recep Tayyip Erdogan est sa capacité à transformer les crises en opportunités politiques. Combien de fois, en vingt années de pouvoir, le dirigeant turc n’a-t-il pas changé de cap, provoqué de coups d’éclat ou exacerbé les tensions, tant sur la scène intérieure qu’en dehors, dans le but de se sortir d’une mauvaise passe ?

Encore une fois aujourd’hui, alors qu’il se débat avec une popularité en berne, le président de la Turquie multiplie les acrobaties diplomatiques. Il joue tout à la fois au chef de guerre, en menaçant les Kurdes syriens d’une nouvelle intervention militaire, en représailles à l’attentat meurtrier perpétré à Istanbul à la mi-novembre ; au faiseur de paix entre la Russie et l’Ukraine, avec une aisance à faire pâlir d’envie les plus vieux routiers de la diplomatie ; et au grand seigneur magnanime, en serrant, tout sourire, les deux mains du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, lors de l’ouverture du Mondial de football à Doha, après avoir pourtant martelé qu’il ne rencontrerait jamais un dirigeant issu d’un coup d’Etat.

Il a les « qualités uniques d’un caméléon », dit de lui Cengiz Candar, célèbre journaliste et ancien conseiller du président Turgut Ozal (1927-1993). La marque d’un animal politique redoutable, changeant constamment de couleur pour survivre, pourrait-on ajouter. N’a-t-il pas séduit, tour à tour, un George W. Bush, lui-même très croyant, qui voyait en lui le « fervent musulman », Barack Obama, pour qui il représentait « la fenêtre sur le monde islamique », et le président homme d’affaires Donald Trump, qui louait ses talents de « dealmaker » ?

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Adversaires ou thuriféraires, tous en conviennent : le chef de l’Etat turc parvient à s’engouffrer dans les failles d’un ordre mondial chamboulé avec un aplomb imposant. Il est cette figure récurrente du dirigeant autoritaire, dure et ambivalente, disruptive et dédaigneuse, mais aussi « intrigante », comme le décrit Soner Cagaptay de l’Institut de Washington pour la politique du Proche-Orient, dans sa façon « de braver les obstacles et de déjouer les pronostics ». Lui-même a encore récemment affirmé, en évoquant une possible rencontre avec son ennemi juré d’hier, le président syrien, Bachar Al-Assad, qu’il n’y avait « pas de place pour le ressentiment en politique ».

« La seule chose qui compte, se maintenir au pouvoir »

Le bel aveu ! « Erdogan n’a pas ce que l’on appelle une vision du monde, ce n’est pas un idéologue, souligne Gönül Tol, autrice d’un ouvrage minutieux intitulé Erdogan’s War (Oxford University Press, 332 pages, 35,90 €, non traduit). C’est un populiste dans le sens où il utilise précisément différentes idéologies pour arriver à la seule chose qui compte pour lui, se maintenir au pouvoir. Il ne pense, n’agit et ne voit le monde qu’à travers cette unique lentille. En bon pragmatique, il classe, compartimente, règle les problèmes au cas par cas, et qu’importent les contradictions du moment tant qu’il garde la main. »

L’ascension d’Erdogan sur la scène diplomatique n’a pas été une promenade de santé. Durant ses premières années au pouvoir, stimulé par une formidable croissance économique et une popularité à toute épreuve, il joue la carte européenne et ses standards en matière de droits pour s’affranchir de la tutelle des militaires.

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A partir des années 2010, débarrassé de l’emprise des généraux, déçu et vexé par les tergiversations bruxelloises, il se tourne vers la région proche-orientale, l’Eurasie aussi et l’Afrique, mettant en avant un retour à l’identité musulmane turque et une « diplomatie multi-axiale », plus équilibrée avec son environnement immédiat. C’est l’époque du« zéro problème avec les voisins », mot d’ordre popularisé par Ahmet Davutoglu – ministre des affaires étrangères puis premier ministre entre 2009 et 2016.

Erdogan s’impose et prend des mesures pour accroître la visibilité de l’islam dans l’espace public. Il cherche le soutien dans les urnes des Kurdes conservateurs. A l’extérieur, il soutient les Frères musulmans dans les révoltes arabes en cours. Il sape, par là même, les liens que la Turquie entretenait jusque-là avec Israël, l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. En Syrie, il fournit armes et assistance aux rebelles, djihadistes ou pas.

Fragilisé par la crise financière

Avec son premier revers politique aux élections législatives de juin 2015, le président entreprend un rapprochement avec l’extrême droite du Parti d’action nationaliste (MHP). Le pays se tend, les violences et la répression s’accroissent. C’est l’ère de la polarisation. « En s’associant avec les nationalistes qui voient les Kurdes comme une menace existentielle, avance Gönül Tol, Erdogan change de nouveau de plan. Ildéveloppe une rhétorique antiélite avec des relents nationalistes pour lancer une guerre contre les Kurdes qui deviennent l’ennemi numéro un. »

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Ankara négocie avec le régime de Damas un feu vert tacite à ses offensives dans le Nord syrien, fief de la minorité kurde. A cinq reprises, entre 2015 et 2022, Recep Tayyip Erdogan sonne la charge, dans les airs ou au sol – à chaque fois, peu avant des échéances électorales. Les récentes frappes turques ont commencé le 20 novembre, avec la menace toujours un peu plus pressante d’une intervention au sol.

Comme il l’avait fait en 2019, quand il avait poussé – en vain – l’administration Trump à établir une zone tampon contrôlé conjointement le long de la frontière avec la Syrie, le président turc s’emploie aujourd’hui à obtenir de Moscou l’organisation d’un sommet avec le président Bachar Al-Assad, consacré à la sécurité entre les deux pays. Une rencontre rejetée, jusqu’à présent, par Damas qui, selon plusieurs sources, refuse d’octroyer à Erdogan un succès diplomatique susceptible d’accroître ses chances aux élections de 2023.

De fait, le chef d’Etat turc traverse une situation délicate. Fragilisé par la crise financière qui ébranle le pays et le ressentiment croissant de la population vis-à-vis des 3,7 millions de réfugiés syriens installés sur son sol, il tente de raffermir son image. Adepte de la manière forte en interne, Erdogan cherche à s’arroger une plus grande visibilité sur la scène internationale.

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Déjà en début d’année, au Proche-Orient, où la Turquie avait fini par être très isolée, il s’est efforcé de retisser les liens qu’il avait lui-même endommagés. Avec l’Egypte, mais aussi avec Israël, qu’il avait qualifié par le passé d’« Etat terroriste » ; avec les Emirats arabes unis, qu’il avait accusés d’avoir trempé dans le coup d’Etat raté de 2016 ; etmême l’Arabie saoudite, qu’il avait défiée en diffusant des enregistrements audio établissant la responsabilité de ses agents dans la liquidation, à Istanbul, du journaliste Jamal Khashoggi. Autant de rabibochages qui n’ont pas empêché la Turquie de violer régulièrement l’espace aérien de la Grèce, cherchant à imposer une solution à deux Etats à Chypre, à rebours des intérêts du camp occidental.

Un intermédiaire indispensable

Et puis vint le coup de tonnerre du 24 février, l’invasion de l’Ukraine par Moscou. En condamnant dès le début l’agression russe, qualifiée d’« illégale », le président turc est habilement revenu en grâce auprès des Européens et de l’OTAN qui n’ont eu de cesse, ces dernières années, de fustiger sa politique étrangère abrasive et son aventurisme régional.

Gardien du détroit du Bosphore, désormais interdit aux navires de guerre russes ainsi qu’à ceux de l’OTAN, et partenaire militaire majeur de Kiev, il joue un rôle-clé dans les négociations sur le déblocage des ports en mer Noire et les échanges de prisonniers entre Russes et Ukrainiens. Avec son refus d’appliquer les sanctions contre Moscou, il s’est imposé comme un intermédiaire indispensable, soulignant la nécessité de maintenir des liens étroits avec son homologue russe, Vladimir Poutine. En quatre mois, les deux hommes se sont rencontrés autant de fois.

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En froid avec l’OTAN après avoir acheté, en 2019, des missiles russes antiaériens S-400, conçus à l’origine pour détruire les avions de l’Alliance atlantique, M. Erdogan avait créé lui-même une situation hors norme au sein de l’institution. Critiqué pour sa relation ambiguë de « confiance et solidarité » avec son « cher ami Poutine », le président turc avait fini par semer le doute sur sa fiabilité.

Son retour accéléré dans le giron atlantiste a suscité un soulagement. Au point de voir les alliés effacer les contentieux passés – en Libye, en Méditerranée orientale, en Syrie – et fermer les yeux sur le démantèlement méthodique de l’Etat de droit dans son propre pays et sur ses agissements, du moins jusqu’à une certaine limite, contre les forces kurdes à sa frontière sud.

« Précieux, jusqu’au prochain dérapage »

« Le temps de l’indulgence est revenu, même si celui-ci est parfois difficile à avaler », admet, sous couvert d’anonymat, un diplomate occidental en poste en Turquie. Ankara étant redevenu fréquentable, pas moins de cinq dirigeants de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN sont venus rendre visite à leur « précieux allié » turc, selon l’expression de Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Alliance atlantique.

« Précieux, jusqu’au prochain dérapage », relativise cette même source. Les sujets de discorde ne manquent pas, ils se sont même accumulés. Du blocage en cours du processus d’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, à la menace d’intervention en Syrie, en passant par le chantage à la rupture du pacte migratoire scellé depuis 2016 avec l’UE, le président turc teste à chaque fois un peu plus la patience de ses alliés traditionnels. A force de caprices et de foucades, il pourrait finir par se prendre les pieds dans le tapis. Aussi habile soit-il.

Le Monde, 6 décembre 2022, Nicolas Bourcier

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