« La Turquie multiplie les menaces envers les Kurdes en Syrie, préoccupant Moscou et Washington pourtant à couteaux tirés par ailleurs. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, affirme vouloir lancer une offensive terrestre dans le nord de la Syrie » rapporte Yves Bourdillon dans Les Echos du 1 décembre 2022.
Les projets d’offensive de la Turquie en Syrie inquiètent. Non seulement ses partenaires européens et américains de l’Otan, mais aussi… Moscou. Pas un mince exploit de mettre ainsi d’accord une Russie et des Occidentaux qui sont par ailleurs à couteaux tirés en Ukraine.
Mais les menaces du président turc, Recep Tayyip Erdogan, d’attaquer les forces Kurdes en Syrie ont effectivement de quoi préoccuper, en raison de la déstabilisation que cela pourrait entraîner dans un Moyen-Orient structuré par un entrelacs complexe et mouvant d’alliances et d’inimitiés.
Les Kurdes dans le collimateur d’Erdogan
Par exemple, une offensive terrestre turque pourrait « compromettre les acquis de la guerre contre les djihadistes de l’Etat islamique en Syrie », où les Kurdes ont agi en première ligne, soutenus par Washington. C’est la mise en garde qu’a lancée, mercredi, le ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, à son homologue turc, Hulusi Akar.
La ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a aussi appelé mercredi Ankara à la retenue, tandis que le ministre français de la Défense, Sébastien Lecornu, exprimait sa « vive préoccupation ». Le même jour, les forces russes, déployées dans le nord de la Syrie depuis 2015 pour sauver le régime de Bachar el-Assad, ont accru leur présence dans la ville de Tal Rifaat, sous contrôle des Kurdes, près de la frontière. De quoi dissuader l’armée turque d’attaquer le secteur.
Le président turc a répété la semaine dernière qu’il comptait ordonner « le moment venu » une offensive terrestre, alors que son aviation bombarde depuis le 20 novembre les positions des combattants kurdes syriens (YPG), qu’il accuse de soutenir les séparatistes kurdes turcs du PKK. Ce dernier, qui dispose aussi de bases et de camps d’entraînement en Irak, mène une insurrection contre l’Etat turc depuis 1984 au prix d’un conflit ayant fait 40.000 morts et est considéré comme organisation terroriste par Ankara mais aussi par les pays occidentaux.
Des menaces pour l’instant non suivies d’effet
Ankara, qui accuse les Kurdes d’être responsables d’un attentat ayant fait 6 morts à Istanbul le 13 novembre, mène déjà depuis deux semaines une opération aérienne baptisée « Griffe-Epée » contre les YPG. Et Recep Tayyip Erdogan a réaffirmé vendredi son objectif d’établir une « ceinture de sécurité d’Ouest en Est » le long de la frontière sur une trentaine de kilomètres de profondeur en Syrie. Entre 2016 et 2019, la Turquie a mené trois opérations d’envergure dans le nord de ce pays contre les milices et organisations kurdes. Depuis lors, le président turc menace régulièrement de lancer de nouvelles offensives terrestres, sans pour l’instant passer à l’acte. Le président turc affrontera un scrutin présidentiel périlleux en juin prochain, 21 ans après son arrivée au pouvoir, car les Turcs subissent une inflation de presque 100 % en rythme annuel.
Si une offensive turque reste plausible (par précaution, Washington aurait commencé jeudi à évacuer son personnel du nord de la Syrie), elle demeure toutefois hypothétique à court terme. Abdulkadir Selvi, éditorialiste du quotidien « Hürriyet » et considéré comme proche du chef de l’Etat turc, a ainsi estimé récemment que l’armée turque devrait préalablement achever une autre opération, nom de code « Griffe refermée », menée depuis avril contre des positions kurdes, mais cette fois-ci dans le nord de l’Irak. « Après cela, il faudra lancer le compte-à-rebours de l’opération terrestre contre la Syrie. Cette fois, une opération beaucoup plus large est prévue. »
Du fait de la guerre civile débutée en 2012 à la suite du printemps arabe, la Syrie est morcelée entre de nombreux chefs de guerre et y sont déployées des forces russes, turques, iraniennes, américaines, en sus de commandos français et britanniques.
Les Echos, 1 décembre 2022, Yves Bourdillon, Photo/Bakr Alkasem/AFP