« Profitant de l’attention braquée sur l’Ukraine, les forces turques ont lancé, sur le modèle de l’agression russe, une opération d’envergure nommée « Griffe Epée » contre les régions kurdes d’Irak et surtout de Syrie, soit le Rojava. Et le monde le laisse faire, sans songer aux conséquences de cette folie meurtrière jusque dans la guerre contre l’Ukraine » rapporte Carol Mann dans Mediapart du 24 novembre 2022.
Profitant de l’attention braquée sur l’Ukraine, durant la nuit du 19 au 20 novembre 2022, les forces turques ont lancé une opération nommée ‘Griffe Epée’ avec des bombardements importants sur les régions kurdes d’Iraq et surtout de Syrie, soit le Rojava, visant les populations civiles et les infrastructures vitales, sur le modèle de l’agression russe, elle-même modelée sur la destruction de la Syrie et de la Tchetchénie. Une attaque terrestre est prévue prochainement. Selon Hulusi Akar, le ministre de la défense turc, 471 cibles auraient été atteintes et 254 « terroristes neutralisés » selon un rapport daté du 23 novembre
Il est peu probable que dans ce chiffre soient comptabilisés les prisonniers, tous membres de l’Etat Islamique, qui se seraient échappés quand les alentours de l’importante prison de Jerkin dans la région de Qamislo, qui ont également été bombardés par l’aviation turque. Une semblable opération de libération des militants de l’E.I. avait déjà été menée par les Turcs en 2019. Un jour après le premier bombardement turc sur le territoire autonome syrien, l’Iran bombarde à son tour des groupes d’opposition kurdes iraniens basés au Kurdistan d’Irak voisin.
La coordination entre ces deux séries d’attaques sur sol étranger est parfaite, tout comme la persécution des groupes kurdes d’opposition dans chacun de ces pays. En vérité, un processus de rapprochement idéologique est en marche depuis quelques années déjà : la répression des opposants- ou supposés tels- va bon train en Turquie, l’écrasement des droits humains, en particulier ceux des femmes, ne cesse d’augmenter : le retrait de la Turquie du Traité d’Istanbul (bien mal nommé) le 1er juillet dernier légitime plus encore, si besoin était, la violence en croissance exponentielle dans le pays.
Certes quand l’Iran bombarde l’allié du Kurdistan irakien, les États-Unis et l’ONU protestent en bonne et due forme, comme il se doit, contre l’ennemi déclaré. Mais rien d’aussi véhément (en dehors de discrètes réprimandes américaines) contre Erdogan qui profite sans retenue de son impunité et cela sur tous les fronts. Les médias sont occupés ailleurs et le sort de ce projet de confédération démocratique unique au monde, sombre dans l’indifférence après à peine dix ans d’existence.
Les Kurdes éternels boucs émissaires
Téhéran légitime son agression militaire en accusant les Kurdes d’avoir d’attisé les manifestations qui secouent la République islamique, d’autant que Mahsa Amini elle-même d’origine kurde, dont l’assassinat, le 16 septembre dernier, par la police des mœurs a soulevé un vaste mouvement de contestation nationale.
Le slogan « Jin, Jiyan, Azadî » Femme, vie, liberté, repris par les contestataires iraniens est rappelons-le, celui des féministes kurdes.
Du côté d’Ankara, l’excuse (et non la raison comme le soutient Erdogan) serait l’attaque terroriste perpétrée dans une rue commerçante d’Istanbul le 13 novembre dernier. Sans la moindre preuve, selon son habitude le gouvernement s’est empressé d’accuser le PKK et les instances du gouvernement du Rojava (YPG et YPJ) alors que tout laisse à penser que ce serait plutôt le parti AKP, celui de Erdogan qui aurait orchestré cette mise en scène des plus macabres pour justifier cette attaque planifiée de longue date qui doit être suivi d’une guerre terrestre. Cet attentat servira également d’excuse pour rapatrier des réfugiés syriens.
Faut il rappeler que ce sont justement les forces kurdes qui ont permis de vaincre l’État islamique. Certes, elles ont profité du soutien logistique américain, mais ce sont bien les jeunes Kurdes, femmes et hommes qui ont risqué et souvent perdu leur vie pour vaincre ce qui a été considéré comme la menace terroriste la plus grave pour l’Occident.
Depuis le retrait officiel des Américains en octobre 2019, Ankara n’a eu cesse de mener une véritable guerre contre le Rojava par tous les moyens y compris l’utilisation d’armes chimiques interdites. Ce territoire a été le terrain d’essai des nouveaux drones Bayraktar. Préparation grandeur nature de l’impitoyable guerre de drones que l’Azerbaïdjan a menée contre l’Arménie avec le soutien armé et la participation logistique de la Turquie.
Une impunité impardonable accordée à Erdogan
Et pourtant, il semble peu probable que la Turquie s’attire les foudres et les sanctions qu’elle mérite. Par des tours de passe-passe opportunistes, Erdogan fait tout ce qu’il peut pour faire figure de l’homme providentiel sur le théâtre de guerre ukrainien sans jamais perdre de vue son obsession, l’anéantissement de l’opposition kurde que ce soit en Turquie-même ou à l’étranger.
C’est ainsi que, depuis le mois de mars dernier, il conditionne l’entrée de la Suède et la Finlande dans l’OTAN à l’abandon de tout soutien à ceux que le Reis considère des terroristes, à savoir les combattants kurdes du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et des Unités de protection du peuple (YPG). Comme pour l’UE, les décisions de l’OTAN doivent être prises par l’unanimité des membres, au risque des dérapages les plus insensés.
La peur (justifiée) de la menace russe est telle que la Suède est prête à tous les compromis. Renforcée dans son attitude par l’arrivée au pouvoir d’une coalition qui comprend, pour la première fois, le parti d’extrême droite et l’arrêt immédiat d’une politique étrangère féministe et progressiste. Et pourtant, les Américains maintiennent une garnison de 800 hommes dans le nord-est de la Syrie en soutien pour les forces de l’YPG- la seule garantie d’efficacité dans la lutte contre l’État Islamique, très loin d’être vaincu. Mais là, Erdogan n’ose pas la ramener.
Ayant fourni des Bayraktar et, avant la guerre des accords commerciaux avec l’Ukraine et un contrat pour construire une énorme mosquée à Kyiv, Erdogan s’estime grand ami de Zelenskyi d’autant qu’il a contribué à persuader la Russie de revenir sur son retrait des accords concernant le passage des navires transportant les céréales ukrainiennes
En fait, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a permis à la Turquie un rapprochement inespéré et surtout des bénéfices commerciaux alors que l’inflation est à 80% en Turquie et que les élections approchent. De plus, cette guerre a donné des ailes à un Erdogan affaibli dans son propre pays pour lui permettre d’imaginer qu’il serait un faiseur de paix semi-divin. Seule la presse turque ou pro-russe le conforte dans son fantasme démentiel. Et pourtant ce pilier de l’OTAN n’hésite pas àsaboter allègrement les accords d’embargo contre la Russie concernant sur les importations de pétrole brut russe. Au contraire, grâce à cet embargo justement, les liens commerciaux avec la Russie sont florissants. Moscou livre toujours la Turquie via le gazoduc Turkstream, qui traverse la mer Noire, dont profite la Hongrie- qui, on ne s’étonne, pas tente de mettre fin aux sanctions contre la Russie
Les ambitions démesurées de Erdogan permettent à Poutine rêver de plus en plus grand et voudraient créer un système de distribution d’énergie réellement alternatif . En même temps, le Reis conforte l’extrême droite européenne en contribuant à fissurer l’unité de l’UE face aux velleités impérialistes de la Russie
Erdogan, trublion ou traître, roi du double jeu
Il est permis de se demander à quoi joue à Erdogan. Par le passé, cet « allié » fidèle de la coalition contre le terrorisme a préféré encourager, voire aider directement l’État Islamique contre les Kurdes. Cet « ami » de l’Occident s’accorde avec l’Iran dans leur double persécution des Kurdes. Cet « ami » de l’Ukraine fait visiblement le jeu de la Russie en trahissant en bloc l’OTAN et l’Union Européenne. Et voilà que l’Occident jappe tout au plus et part la queue entre les jambes, façon chien battu. De peur de se voir déverser les trois millions de réfugiés syriens « accueillis » par la Turquie contre de généreuses subventions ? Le pays est de moins en moins sûr le confirme HRW, d’autant qu’il arefoulé des dizaines de milliers de réfugiés afghans vers la frontière en fuite depuis l’arrivée au pouvoir des Talibans. En le laissant faire de façon aussi irresponsable, il est certain que l’Occident aura au minimum à faire face à une marée de réfugiés supplémentaires, d’une Union Européenne en pleine implosion et d’une aggravation de la guerre contre l’Ukraine.
Trublion ou traître, obsédé par les Kurdes et inquiet pour son avenir politique Erdogan a érigé l’opportunisme en tactique de guerre. Il est encore (tout juste) temps de réagir.
Carol Mann est une sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, chercheure associée au LEGS (Paris 8), directrice de ‘Women in War’.
Mediapart, 24 novembre 2022, Carol Mann, Photo/Murat Cetin/AA