Facon, Isabelle (dir.) Russie-Turquie : un défi à l’Occident ?, Passés composés, 13/04/2022,1 vol. (219 p.), 18€.
« Le titre de cet ouvrage collectif interpelle le lecteur et révèle le positionnement des auteurs qui, à travers un certain nombre d’axes, interrogent la relation entre ces deux puissances émergentes, la Russie et la Turquie, et celle qu’elles entretiennent avec l’Occident. Les deux premiers chapitres résument l’histoire du lien entre ces deux pays, de façon très détaillée, en mettant l’accent non seulement sur les guerres, mais aussi les traités de paix, et en insistant sur la complexité du rapport entre ces deux puissances. Ces deux pays ont en commun des visées hégémoniques, mais présentent des cultures et des religions différentes. Ces antagonismes de terrain et ces tentatives d’entente ont, à plusieurs reprises, mis l’Occident sous pression. L’évolution de leurs relations paraît étroitement surveillée. La présentation de Turquie comme un tampon face à l’ingérence russe constitue un héritage de la guerre froide, mais la chute du mur de Berlin a fait basculer les équilibres géopolitiques » rapporte Mare Nostrum du 23 juin 2022.
Des rêves d’empire
Ainsi, on peut constater le rêve pantouranien d’unification des populations d’Asie Centrale et du Caucase, côté turc, qui se heurte à la persistance de l’influence russe. Toutefois, la menace islamiste devenue perceptible à partir du 11 septembre 2001 a permis d’ériger la Turquie en partenaire de l’Occident, dont la fonction était d’amortir le choc. D’un autre côté, l’affichage d’ambitions territoriales par Moscou a paru constituer un danger pour la stabilité des frontières en Europe centrale et orientale. Jusqu’en 2016, en revanche, on a pu observer une entente relative entre la Turquie et l’Occident, si l’on fait abstraction de la crise chypriote en 1974 et de l’intervention américaine en Irak. Depuis cette époque, les ambitions de la Turquie se sont nettement affirmées, avec le rejet de la tutelle américaine et le désir de traiter d’égal avec les grands, dont la Russie. Le président Poutine s’est attaché à attiser chez les Turcs un sentiment d’exclusion, sans toutefois associer Ankara à ses entreprises politiques. Il s’est aussi érigé en soutien de Bachar El-Assad, sans pour autant approuver la politique syrienne d’Erdogan. Tous ces liens ont suscité en Occident la crainte d’une contre-alliance russo-turque capable d’affaiblir l’OTAN. Un espoir de rééquilibrer les choses supposerait une autonomisation de la Turquie. Mais les tensions russo-turque ne font que souligner les faiblesses des Occidentaux sur des territoires qu’ils ont abandonnés, et creuser les écarts politiques entre la France et l’Allemagne.
Coexistence de la Russie et de la Turquie en Syrie
Depuis 2010, la crise syrienne menace le partenariat russo-turc. La réconciliation apparente des deux puissances ne parvient pas à masquer une relation aussi complexe qu’ambivalente. Poussés par un même intérêt pour un ordre mondial polycentrique, ces deux alliés désirent incarner un pôle de puissance. Ils privilégient des formes de partenariat alternatives, et retirent tous deux des bénéfices de leur coopération compétitive sur le territoire syrien. Ils ont établi dans ce pays un mode de gestion de crise, sans pour autant partager une vision commune de la crise syrienne, et aspirent à faire coexister leurs intérêts sur ce sol.
Le conflit libyen
Dans le contexte syrien, la Russie présentait un avantage certain sur la Syrie, mais en Libye, on n’observe pas une aussi forte dissymétrie. L’article consacré à ce pays revisite le contexte historique et met en évidence les objectifs turcs dans le contexte de la politique libyenne, marquée par d’anciens intérêts économiques. À l’époque de Khadafi, de nombreuses entreprises turques étaient installées en Libye. À la chute du chef de l’État, de nombreux contrats se sont trouvés suspendus, laissant les travailleurs turcs au chômage. Depuis ce temps, Ankara ambitionne de reconstruire le pays, et s’intéresse à la présence de secteurs énergétiques et financiers, qui mettent la Turquie en concurrence avec les Émirats arabes unis, ainsi que l’Égypte et, de façon moindre, l’Arabie Saoudite. Elle entre aussi en rivalité avec la France, sur le plan de la puissance méditerranéenne. La Russie, pour sa part, exerce son influence et ses pressions auprès des pays arabes. Russie et Turquie, qui entretiennent des politiques de coopération et de compétition, s’attachent à consolider leur présence militaire sur ce terrain. Ils visent à redessiner la carte de ces territoires de manière problématique dans les domaines militaire et politique, pour asseoir leur influence au détriment des Occidentaux.
La Mer noire, un autre enjeu essentiel
C’est aussi dans le secteur de la Mer Noire que la Turquie s’efforce de se repositionner face à la Russie. En 2020, en effet, la découverte sur la partie turque de cette mer de gisements de gaz exploitables à partir de 2023 a suscité des enjeux considérables. La Mer Noire est alors devenue une nouvelle frontière symbolique, économique et stratégique de la Turquie, qui s’est repositionnée à partir d’elle, entité à part entière, composante de l’identité stratégique et nationale, carrefour commercial, qui a bénéficié de la disparition de l’URSS et s’est incorporé la légitimité géographique, ethnique et religieuse, et en induisant toute une production idéologique fondée sur la référence ottomane, turquiste et musulmane. Elle aspire à réconcilier la Turquie avec son histoire et sa géographie. Aujourd’hui, Ankara revendique sa propre vision, autonome, indépendante de celle de l’OTAN, et non inféodée à la vision russe. Sur la Mer Noire, la présence militaire turque de plus en plus accrue a pour but de défendre les intérêts du pays.
La question du Caucase du sud
La relation russo-turque s’appuie sur une double problématique. À la fois rivaux et partenaires économiques et politiques, liés par une tradition de coopération et de confrontation, ces deux pays ne cessent de s’opposer et de s’entendre, en particulier sur la question de l’Arménie, qui suscite toujours auprès des Turcs la même forme de déni. Ce pays accueille en effet trois bases militaires russes, la première à Gumri, à quelques kilomètres de la Turquie, la seconde dans la banlieue d’Erevan et la troisième à la frontière iranienne. La question du Haut Karabakh, qui s’est enflammé au cours de l’automne 2020, s’avère également préoccupante.
Plus la Turquie et la Russie coopèrent, plus l’Azerbaïdjan se trouve privilégié. Plus la Turquie et la Russie divergent, plus l’Arménie est avantagée par Moscou, qui la protège.
Et de l’Asie centrale
Les pays qui composent l’Asie centrale ont subi des influences croisées, héritages turcs et russes, qui constituent les atouts et les faiblesses de ces diverses régions devenues autonomes.
La Turquie se caractérise par un héritage fondé sur l’identité partagée (langue, religion) mais les atouts de la Russie n’ont rien de négligeable. Une longue présence, érigée sur la colonisation et la domination, a aussi contribué à forger les identités nationales, à créer une dépendance à son égard, ce qui explique la difficulté de tous ces états à s’émanciper de sa tutelle. Tous ces éléments font d’elle une présence incontournable en Asie centrale, que l’accession de Poutine au pouvoir en 2000 a renforcée Le chef de l’état russe s’est efforcé d’accélérer les initiatives pour resserrer les liens existants avec les anciennes républiques socialistes, d’autant que Moscou disposait déjà de nombreux relais sur place, y compris en ce qui concerne la sphère politique. Un fort lien économique avait été tissé, en dépit de la présence accrue de la Chine. Le soft power russe s’est exercé sans difficulté, mais la Turquie apparaît aussi comme un acteur majeur en Asie centrale. Présente au Caucase dans le secteur militaire, elle joue un rôle essentiel dans le domaine de la culture, l’enseignement et la religion. Sa stratégie de soft power vise à créer des réseaux d’écoles privées et d’universités, pour former des élites religieuses et intellectuelles. Ces deux pays exercent une influence très forte et multiforme en Asie centrale, revêtant le visage du néo-impérialisme, si bien que leurs relations futures adopteront probablement la forme du compromis plutôt que celle du conflit.
Coopération énergétique russo-turque
Parmi les enjeux essentiels, on recense la fourniture énergétique de la Russie à la Turquie, et l’utilisation du territoire turc pour approvisionner l’Europe en énergie. Entre Caucase, Proche et Moyen Orient et Europe, la Turquie peut ainsi renforcer sa position sur le plan économique et géopolitique. La relation pétrolière russo-turque est ancienne. Leur entente, certes ambiguë, s’avère déterminante pour le marché européen.
Commerce et armement
Une forme particulière de commerce appelé « commerce à la valise », ou « commerce des navettes » a existé entre Russes et Turcs. Ignoré par les analyses économiques en raison de son caractère informel il a pourtant joué un rôle important dans leurs échanges. Il a commencé à l’époque de la perestroïka et s’est développé dans les années 1990, en pleine crise de l’économie russe, avant de diminuer au fil des ans. Il s’exerçait dans le quartier conservateur de Laleli à Istanbul, où l’on vendait des biens de consommation. À côté de ce commerce informel, on en trouve un autre, plus formel, que le gouvernement turc avait anticipé dès les restructurations opérées par Gorbatchev. Il concerne l’économie de la Mer Noire, investissement, construction et tourisme. Une des initiatives turques les plus marquantes des années 1990 a été la création de la CEMN, coopération économique de la Mer Noire, qui n’a obtenu pourtant qu’un succès limité. Sous la présidence de Poutine, la Russie s’est relevée financièrement et a commercé davantage avec la Turquie. Un autre secteur, concerne la vente d’armement de la Russie à la Turquie, avec le système S 400. Le dernier chapitre du livre s’intéresse à ce partenariat dont il analyse les limites.
Il est difficile de résumer cet ouvrage extrêmement détaillé et nuancé, qui permet de comprendre les enjeux et les orientations du monde contemporain. Un livre passionnant, qui, en explorant le contexte historique, permet de saisir les problématiques de l’actualité la plus récente. À lire d’urgence.
Mare Nostrum, 23 juin 2022